Mon bel ami Michel Lamoureux le bien nommé est fou de voitures anciennes.  Grand amateur et incroyable connaisseur.  Deux beaux mots de la langue française.  Lui et sa compagne Chantal Charbonneau font les beaux jours des Concours d’Élégance et autres événements reliés à la voiture.  C’est d’ailleurs ainsi que nous nous sommes connus…et reconnus.

Je vous transmets, avec leur permission, un article paru récemment dans une revue spécialisée.

Et je lui souhaite par la même occasion Bon Anniversaire!  Après tout, on n’a pas tous les ans trois fois vingt ans!

La Dodge La Femme 1955-1956

Une énigme. En un mot, voilà comment l’on pourrait caractériser la Dodge La Femme, cette première voiture de série conçue et produite entièrement pour madame, dont l’histoire éphémère sur deux années comporte une curieuse contradiction d’espèce dans les archives de l’automobile ancienne. Car même si ce modèle présente une qualité esthétique indéniable, une attention au détail digne des grandes marques, et des trouvailles émanant d’une pensée manifestement innovante, force est de constater aussi l’absence quasi totale d’alignement de la voiture avec son marché cible et les tendances de consommation d’alors. Résultat : un échec magistral quand vint le moment de vérité : les ventes. Ce qui prouve, sans l’ombre d’un doute, que l’innovation n’est jamais dénuée de risques, peu importe l’époque. En fait, pour reprendre l’aphorisme « ce que femme veut, Dieu le veut », force est de constater que la femme des années 1950 n’aura décidément pas voulu ce que Dodge voulait…

Afin de comprendre un peu mieux cette situation pour le moins ambivalente, il faut se replonger au début de la décennie en question pour jeter un coup d’œil au contexte socio-économique d’après-guerre aux États-Unis. Dans la foulée d’une longue et dure période de tensions, de privations et de pertes multiples occasionnées par la Seconde Guerre mondiale, suivie de la victoire des Américains aux côtés des forces alliées, il y avait dans l’air un profond désir d’éclatement, d’effervescence, de transformation. Les femmes qui, en grand nombre, s’étaient révélées d’efficaces collaboratrices à l’effort de guerre, sinon d’admirables gestionnaires du foyer familial en l’absence de leurs époux partis, soit au front, quelques années plus tôt ou, par la suite, au bureau tous les jours, étaient résolument engagées sur le chemin de l’émancipation. Et ce, malgré le sédentarisme apparent de leur vie passée à la maison. L’économie enregistrait un boum qu’on ne lui avait pas connu depuis belle lurette, et la consommation poursuivait son ascension en flèche. Nombreuses étaient les familles quittant la ville pour se procurer leur chez-soi et s’installer dans cette réalité sociale émergente qu’étaient les banlieues. Le prix de l’essence affichait une forte baisse durant les années qui suivirent la guerre — en dessous des trente cents le gallon — rendant ainsi plus accessible l’automobile désormais produite à profusion. On pouvait même imaginer s’en procurer une deuxième, au besoin, ou pour le simple plaisir d’avoir mieux que son voisin. L’auto avait le vent dans les voiles, pour ainsi dire, et le rapport entre celle-ci et la femme était en voie de changer.

Pensant avoir décodé l’astuce, les spécialistes de la mise en marché chez Dodge avaient sans doute imaginé que maman aurait de plus en plus besoin d’autonomie, et que ce phénomène relativement nouveau irait en grandissant. Qui plus est, un design de voiture proprement féminin et tout en douceur pourrait sans doute contribuer à lui faire oublier la monotonie de l’isolement et de ses tâches domestiques quotidiennes. Dans cette perspective, pourquoi ne pas lui offrir une façon plus colorée, voire même sophistiquée, de se déplacer ? Le voyage du corps allié au transport de l’esprit, quoi… Mais ces messieurs avaient-ils pour autant saisi les besoins réels de la clientèle qu’ils voulaient intéresser à leur voiture ? Ou bien leur optique des nouveaux créneaux de marché à développer était-elle incomplète, empreinte de clichés démodés ou, à la limite, teintée de condescendance ? Selon certaines études, les femmes associaient déjà l’automobile en général à une image positive de masculinité et de pouvoir. Et donc, dans leur quête croissante d’autonomie, ne devraient-elles pas avoir droit aux mêmes choses que les hommes, à bien y penser ? Virginia Scharff, qui est professeur d’histoire à l’Université du Nouveau Mexique, écrit dans son ouvrage intitulé Taking the Wheel: Women and the Coming of the Motor Age : « Si vous donnez le choix à ces dames entre une Dodge La Femme ou une Plymouth Barracuda, elles choisiront la Barracuda ! »

Faut-il rappeler, par ailleurs, que le pouvoir d’achat résidait alors principalement dans le portefeuille des hommes, alors que 95 % des femmes étaient encore cantonnées dans leur rôle proverbial de « ménagère » ? On peut même conjecturer que monsieur aurait été plutôt réfractaire à l’idée d’être vu au volant d’une voiture au look féminin ou, pire encore, d’être mal jugé à une époque beaucoup plus puritaine que la nôtre, s’il devait être contraint de conduire cette bagnole « rose » qu’était la Dodge La Femme : autant de facteurs qui peuvent expliquer l’attrait limité de la voiture au cours de sa brève existence et sa disparition rapide du marché.

Et pourtant, lorsqu’on pose son regard sur ce véhicule — un rutilant exemplaire sur les 2 500 produits en 1955 et 1956 est conservé précieusement au Musée Walter P. Chrysler de Auburn Hills, au Michigan —, on ne peut s’empêcher, plus de soixante-cinq ans plus tard, d’être saisi par son originalité esthétique et ses atouts technologiques. En 1954, soit un an avant la naissance officielle de la La Femme, Chrysler présenta en grande pompe, au Salon de l’auto de Chicago, deux nouveaux modèles construits sur la carrosserie de sa série New Yorker Deluxe Newport, et appelés respectivement Le Comte et La Comtesse. Chapeautés d’un toit en plastique transparent, ces deux modèles offraient comme particularité distinctive une gamme de couleurs soit masculines, soit féminines : noir sur bronze pour monsieur le comte ; et rose sur gris pâle pour madame la comtesse. Les critiques de l’époque furent plutôt élogieuses, ce qui encouragea Chrysler et sa division Dodge à aller plus loin dans la direction amorcée. Pareille réaction était-elle le fruit d’une simple curiosité de la part des visiteurs au Salon de l’auto de Chicago en 1954 ? On peut effectivement s’interroger sur la profondeur du sentiment populaire à l’égard de l’idée d’une voiture conçue soit « pour lui », soit « pour elle ». C’est donc inspirée par sa noble ancêtre, La Comtesse, que la Dodge La Femme vit le jour au printemps 1955.

La voiture était en réalité une variante de la Dodge Custom Royal Lancer, le modèle deux portes haut de gamme de la marque, recréé selon un concept que la compagnie définissait comme Fashion Flair, c’est-à-dire une carrosserie aux lignes abaissées, une stature plus imposante et une personnalité toute féminine. La dotant du moteur V8 Red Ram développant 183 chevaux à 4 400 tr/min en 1955, les ingénieurs lui ajoutèrent du muscle l’année suivante en rendant disponible l’option d’un puissant engin HEMI, le Super Red Ram de 260 chevaux muni de deux carburateurs à double corps, pour celles qui avaient le pied plus pesant. À cela s’ajoutait la transmission automatique Power Flite actionnée par une petite manette au tableau de bord, en 1955 ; puis, cette autre innovation que furent les boutons-poussoirs, en 1956. Et, pour la somme additionnelle de 143 dollars, plein d’autres options personnalisées, y compris : un intérieur habillé de brocatelle dans des tonalités de rose et de blanc argenté ; des sièges et revêtements de portières tendus de Cordagrain (un vinyle) et décorés de boutons de rose ; des moquettes aux couleurs variées allant du pourpre au lilas ; et la présence de monogrammes La Femme plaqués or sur la boîte à gants, que l’on retrouvait également sur les ailes avant et arrière de la voiture. On voulait que la propriétaire se sente au mieux dans un habitacle de luxe, mais pratique. Il lui fallait donc tout ce que l’homme avait imaginé qu’elle trouverait nécessaire en cours de route. C’est pourquoi les fabricants firent appel aux designers de la compagnie Evans — un magasin de fourrures et produits de luxe à Chicago — pour dessiner les nombreux accessoires logés dans les deux compartiments se trouvant à l’arrière de la banquette. Derrière son siège, la conductrice avait à sa disposition un imperméable plastifié aux motifs de roses et muni de boutons dorés ; un chapeau de pluie assorti à ce dernier ; un parapluie et sa housse de protection ; et, pour compléter le tout, un sac à bandoulière en vinyle rose garni de soie. Dans l’autre pochette, elle pouvait trouver : un poudrier compact en cuir de vachette rose clair, un briquet Art déco en métal doré avec des incrustations en vinyle rose pâle, un porte-cigarettes également en métal doré, un porte-rouge à lèvres orné d’appliques en cuir de vachette rose, un peigne au fini imitation d’écaille, un miroir, un porte-monnaie en tissu soyeux et un magnifique sac à main en cuir rose pâle avec sa fine chaînette dorée de style Chanel. Sous le tableau de bord, un tourne-disques 16 2/3 tours/min et son compartiment à disques, véritable invention de l’heure, mais qu’il était pratiquement impossible de faire jouer correctement lorsque la voiture roulait à haute vitesse. Donc, une idée amusante mais aux applications pour le moins restreintes. C’est un peu comme si on avait voulu recréer l’habitacle de la voiture à l’image du boudoir où la femme se prélasserait en attendant de s’y refaire une beauté. Tout aussi orné, l’extérieur venait compléter l’ensemble avec ses doubles couleurs aux noms évocateurs de rose bruyère et blanc saphir, en 1955 ; et d’orchidée brumeuse sur orchidée royale, en 1956.

Mais les penseurs exclusivement masculins de cet élégant décor sur roues avaient-ils suffisamment réfléchi à ce que femme voulait ? Car peut-on concevoir que toutes ces gâteries puissent avoir eu la moindre utilité pour la mère de famille déjà très organisée qui se retrouve maintenant au volant d’un véhicule sans contredit élégant, mais avant tout utilitaire, en direction du nouveau centre d’achats local ? Imaginait-on que la propriétaire d’une La Femme veuille effectuer seule le trajet vers de grandes soirées élégantes au volant de sa voiture aux couleurs de rêve ? Aurait-elle même une fois l’occasion de se servir de ses coquets articles logés derrière son siège, alors que bon nombre de ceux-ci occupaient d’emblée son sac à main ? Et si le temps se couvrait ou s’il pleuvait en partant de chez elle, n’aurait-elle pas prévu d’apporter son imperméable ou de trimballer avec elle son propre parapluie ? Autant de questions qui demeurent entières mais qui laissent déjà entrevoir une certaine naïveté de la part des concepteurs de la voiture, dont l’intention était malgré tout de plaire au maximum à ces dames. D’ailleurs, la publicité quelque peu royaliste disait : By Appointment to Her Majesty… the American Woman. Peut-être trop hautain, tout ça, pour la femme pratique et moderne des années 1950. Pour clore la réflection, on pourrait même se demander si l’étiquette française conférée à la voiture, et sans doute inventée dans un esprit d’exotisme culturel, trouvait preneur au sein d’une population anglophone peu tournée vers l’extérieur.

Mais curieusement, même si l’on était tenté d’imputer l’échec commercial de la Dodge La Femme à l’équipe uniquement masculine de ce projet chez Dodge, Ford recrutait dès les années 1940 des femmes parmi ses stylistes pour analyser les goûts et tendances d’une clientèle féminine éventuelle. Une initiative louable, certes. Mais là non plus, aucune percée fracassante à rapporter. Vers la fin des années 1950, General Motors tenta à son tour de présenter quelques modèles éclatés de voitures s’adressant à ces dames et qui, cette fois, seraient conçues exclusivement par des femmes, l’équipe des Damsels of Design de Harley Earl. Parmi ces beautés : la Chevrolet Impala Martinique de Jeannette Linder, en 1958 ; la Buick Shalimar Purple de Marjorie Ford, la même année ; et la Cadillac Eldorado Seville Baroness signée Sue Vanderbilt, en 1959. Autant de magnifiques modèles qui n’iront jamais guère plus loin que l’étape de conception ; autant de sérieux efforts de séduction ciblés vers une clientèle constituant la moitié de la population active, laquelle, pourtant, n’aura pas acheté l’idée d’un produit à saveur féminine.

Quelqu’un a défini un jour l’idée de génie comme n’étant rien de plus qu’une bonne idée dont le temps était finalement venu. De toute évidence, tel n’a pas été le cas pour la Dodge La Femme, malgré ses nombreux attributs. Il en demeure, à ce jour, un certain mystère.

Chantal Charbonneau et Michel Lamoureux

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